L’évolution de l’impact de l’apartheid sanitaire subi par le corps noir en Afrique du Sud : une politique du corps discriminante
On mai 13, 2024 by labo recherche StandardChercheurs :
Raouda ANNOUR, Rayane Rhimou KAMARA, Mohammed Badr Eddine ZRAIDA
Résumé
Notre article explore l’impact profond de l’apartheid sur la santé publique en Afrique du Sud. Dès l’introduction de l’apartheid en 1948, une ségrégation raciale et économique a été institutionnalisée, influençant négativement l’accès aux soins de santé pour les populations non blanches. L’article met en lumière comment, depuis l’arrivée des premiers colons en 1652 jusqu’à la fin officielle de l’apartheid en 1994, des disparités en matière de santé ont été exacerbées par des politiques de ségrégation des corps. Le corps de l’article détaille les conditions historiques, les politiques de santé publique et les pratiques médicales durant l’apartheid, y compris les restrictions sur la formation des médecins noirs et les barrières systémiques qui perpétuaient une médecine de qualité inférieure pour les communautés noires. Il examine également les cas de violations médicales comme la stérilisation forcée et l’utilisation de Noirs comme cobayes dans des expériences sans consentement explicite.
Entrées d’index
Mots-clés : Apartheid, corps, société, système médical, racisme, discrimination
Géographie : Afrique du Sud
Introduction
L’Afrique du Sud, dont l’histoire post-coloniale est marquée par la continuité d’un système de ségrégation raciale et économique instituée, a vu l’établissement de l’apartheid de jure en 1948, qui a profondément sculpté les structures politiques et sociales du pays¹. Cette période de discrimination institutionnalisée, qui a duré jusqu’en 1994, a non seulement divisé la nation sur des bases raciales mais a également créé des disparités profondes dans l’accès aux ressources essentielles, y compris les services de santé. Cette ségrégation a eu un impact dévastateur sur la santé des populations non blanches, exacerbant les inégalités existantes et perpétuant un état de désavantage socio-économique.
Dès l’arrivée des premiers colons européens en 1652, la dynamique de domination a commencé, marquant le début d’une longue histoire de subjugation des populations indigènes, telles que les tribus KhoiKhoi et San.² Avec l’expansion territoriale européenne, ces communautés ont été progressivement dépossédées de leurs terres et forcées à adopter un rôle de travailleurs agricoles ou de main-d’œuvre bon marché sur les nouvelles exploitations des colons. Ce processus a atteint un nouveau palier avec la découverte des diamants en 1867 et de l’or en 1886, transformant radicalement l’économie sud-africaine vers l’industrie minière avec plus de cinq mille excavateurs se précipitant sur la rivière Vaal puis sur Kimberley,³ et aggravant la demande en travailleurs noirs sous-payés et exploités.²
L’établissement officiel de l’apartheid par le Parti National en 1948 a institutionnalisé ces pratiques discriminatoires et les a étendues à presque tous les aspects de la vie.² Sous l’apartheid, les Sud-Africains étaient classifiés dès la naissance en catégories raciales stricte, basées donc sur la couleur de peau, — Européen (blanc), Asiatique (indien), ou Bantu (noir) — et une hiérarchie rigide a été imposée, plaçant les Blancs au sommet, et ce sous l’égide de la loi sur l’Enregistrement de la Population de 1950. Cette classification déterminait non seulement les lieux de résidence (figure 1), mais aussi l’accès à l’éducation, au travail, aux soins de santé et aux prestations sociales. Les lois de l’apartheid imposaient une séparation physique et structurelle qui reflétait et renforçait l’inégalité économique et sociale, entravant l’accès des populations noires et colorées à des services de santé de qualité.
(figure 1 : Limitation des logements et des installations qu’ils proposent aux personnes blanches)
Le système de réserves et de bantoustans (figure 2), où les Noirs étaient confinés, a isolé ces populations des centres urbains et des services essentiels, tout en les soumettant à des conditions de vie précaires qui ont facilité la propagation de maladies telles que la tuberculose. L’urbanisation forcée, malgré des tentatives législatives de restriction, a créé des bidonvilles surpeuplés et insalubres, exacerbant les problèmes de santé publique parmi les populations les plus vulnérables.
(figure 2 : Carte des bantoustans d’Afrique du Sud)
Ces politiques d’exclusion et de marginalisation ont engendré des luttes et des résistances, menées notamment par le Congrès National Africain (ANC) fondé en 1912, qui ont finalement contribué à l’abolition de l’apartheid en 1994. Toutefois, l’héritage de ces politiques reste profondément ancré dans les structures socio-économiques et de santé du pays, continuant d’influencer les disparités en matière de santé de facto, et ce bien après la fin officielle de l’apartheid.
Sur le plan de la gouvernance, la constitution de 1983 a institué un système parlementaire avec des représentations raciales séparées. Cette structure comprenait la House of Assembly avec 178 députés blancs, la House of Representatives avec 85 représentants de couleurs, et la House of Delegates avec 45 représentants indiens, consolidant ainsi la domination politique blanche et perpétuant l’apartheid institutionnel. Sur le plan provincial, les quatre provinces, Natal, Cape, Transvaal, et Orange, étaient dirigées par un conseil provincial, un administrateur et un comité exécutif, tous exclusivement blancs. Parallèlement, un système de gouvernance de second plan a été mis en place pour les bantoustans indépendants noirs, Transkei, Bophuthatswana, Venda, Ciskei, et d’autres provinces avec autogouvernance comme Lebowa, Qwaqwa, Gazankulu, KaNgwane, KwaNdebele et KwaZulu, qui dépendaient néanmoins du gouvernement sud-africain. Ces structures gouvernementales reflétaient et renforçaient les disparités raciales, économiques et en matière de santé, légitimant et institutionnalisant une ségrégation profonde à tous les niveaux de la société sud-africaine.
Avant d’aborder plus spécifiquement l’apartheid sanitaire, il est essentiel de comprendre la politique du corps qui s’est manifestée en Afrique du Sud. Cette politique, orchestrée par l’État sous le régime de l’apartheid, visait à marginaliser et exclure les corps considérés comme non-blancs des sphères sociales et économiques principales. La santé, en tant que dimension fondamentale de la vie, n’a pas été épargnée par ces politiques. L’apartheid sanitaire peut être défini comme une somme de mesures et réformes imposées par l’État sud-africain pour exclure systématiquement les individus non-blancs de l’accès aux services de santé de qualité. Ces mesures incluaient des allocations budgétaires discriminatoires, un accès restreint aux hôpitaux et cliniques, et un manque de formation médicale pour les praticiens issus des communautés noires. Ces pratiques non seulement reflétaient les violations graves des droits de l’homme, mais instituaient aussi des disparités de santé qui perdurent longtemps après la fin de l’apartheid.
Le concept d’Apartheid Sanitaire, proposé pour la première fois en 2002 par l’activiste sud-africain Zackie Achmat à l’initiative de l’organisation TAC oeuvrant pour la lutte contre le sida en Afrique⁴, décrit parfaitement la manière dont ces politiques ont créé et perpétué des inégalités dans l’accès aux soins de santé. Sous cette période, les politiques de santé publique étaient fortement racialisées, avec des ressources majoritairement allouées aux populations blanches, laissant les communautés noires dans une grande précarité sanitaire : en 1940, le ratio global était d’un médecin pour 3600 habitants dans le pays, avec néanmoins un médecin pour chaque 308 personnes blanches au Cap – alors capitale du pays –, tandis que dans les bantoustans, ce nombre s’élevait à un médecin pour 22000 à 30000 personnes.² Cette disproportion marquée illustrait clairement le fossé entre les soins disponibles pour les citoyens blancs dans les grandes villes comparés à ceux accessibles aux populations noires confinés dans les zones les plus rurales du pays, exacerbant les inégalités de santé qui reflétaient et renforçaient les divisions raciales instituées par le système d’apartheid. Le corps est au coeur de l’apartheid, principalement le corps noir discriminé. Il est alors complexe voir impossible, dans ce contexte de discrimination codifiée, de soigner ce même corps noir.
Dans cet article nous explorerons l’évolution de l’apartheid sanitaire, des discriminations institutionnalisées aux disparités persistantes dans l’ère post-apartheid, nous questionnant dans quelle mesure ces conséquences sont encore mesurables aujourd’hui. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur une combinaison d’une approche de recherche qualitative et quantitative, incluant l’analyse de données historiques, pour examiner comment les politiques d’apartheid sanitaire ont été conçues et mises en œuvre, ainsi que leur héritage persistant dans la société sud-africaine actuelle. Nous avons ainsi utilisé des documents d’archives, des rapports gouvernementaux et divers interviews afin de retracer les liens entre les politiques historiques et les conditions actuelles.
Etat de l’art
Le terme d’apartheid médical est présent dans plusieurs travaux de recherche qui abordent des cas différents en mettant en avant des lieux géographiques différents. Ainsi, la notion d’apartheid médicale est développée dans le but de mettre en avant des systèmes médicaux dans lequel il existe une forte discrimination raciale. La notion peut être retrouvée dans le Monde Diplomatique en mars 2004 au sein de la revue Manière de Voir (“Manière de Voir #73 : Apartheid médical ”) différents cas sont déclinés dans plusieurs articles tels que la typhoïde à Haïti (Paul Farmer), la méningite en Afrique (Paul Farmer), le sida en Afrique du Sud (Philippe Rivière) et la tuberculose dans les prisons russes (Paul Farmer). Toujours en Afrique du Sud, l’auteur Philippe Rivière développe la notion de l’apartheid médicale dans “Regard sur l’apartheid médical en Afrique du Sud” (Vacarme, 2014). C’est donc une notion clé qui permet de se questionner mais aussi de porter un regard sur les systèmes médicaux discriminatoires et comprendre comment le corps est traité. C’est une notion cependant qui peut être questionnée : s’agit-il toujours d’un cas de discrimination codifiée comme en Afrique du Sud, ou bien l’apartheid médical peut concerner un système médical discriminatoire sans que l’Etat ou une entité supérieure dans un territoire n’aie imposé un régime de ségrégation systématique comme celui qui existait en Afrique du Sud, entre Blancs et Noirs, jusqu’en 1991 ? La notion reste donc à affiner et à compléter pour parvenir à définir concrètement les cas qui peuvent être définis comme des apartheids médicaux.
Evolution d’un système sanitaire dichtomique en Afrique du Sud pendant l’Apartheid
Pour aborder la formation des médecins durant l’apartheid en Afrique du Sud, il est essentiel de comprendre le cadre législatif et institutionnel qui a façonné les politiques éducatives et professionnelles de l’époque. L’apartheid a imposé des divisions raciales strictes qui ont eu un impact profond sur la formation médicale et les opportunités professionnelles disponibles pour les médecins noirs et blancs.
En effet, l’apartheid a non seulement segmenté la société sud-africaine sur des bases raciales mais a également mis en place des barrières significatives dans l’éducation et la formation professionnelle. Pour les médecins, ces barrières se traduisaient par un accès limité à des ressources de qualité et à des opportunités de formation, en particulier pour les médecins noirs. Les universités en Afrique du Sud étaient fortement ségréguées, avec des institutions désignées pour les Blancs offrant des ressources et des installations nettement supérieures. Les médecins noirs étaient souvent formés dans des établissements avec moins de ressources, où les équipements médicaux avancés et les matériaux pédagogiques étaient insuffisants. Cette disparité d’accès à une formation de qualité a créé un fossé dans la compétence et l’expertise médicales entre les médecins noirs et blancs.
Les lois de l’apartheid, telles que la loi sur l’Enregistrement de la Population de 1950, qui classait les individus en groupes raciaux, ont eu un impact direct sur la formation médicale. Ces classifications étaient utilisées pour contrôler l’accès aux programmes éducatifs, limitant ainsi sévèrement le nombre de médecins noirs formés chaque année. De plus, des lois comme la loi sur l’Éducation Bantoue de 1953 ont été conçues pour fournir une éducation inférieure aux populations noires ,⁵ assurant que les médecins noirs reçoivent une formation qui les préparait à servir uniquement dans leurs communautés, souvent sous-équipées et sous-financées, avec un manque cruel de professeurs (figure 3).
(figure 3 : Taux élèves/professeurs)⁶
Le corps des médecins discriminé
Certaines universités, comme l’Université du Cap et l’Université de Witwatersrand, ont tenté de contester ces politiques en créant des programmes qui pouvaient parfois échapper aux restrictions les plus strictes de l’apartheid, leur faisant bénéficier du titre d’«universités ouvertes».⁷ Cependant, ces efforts étaient souvent limités par des lois restrictives et la pression du gouvernement qui tentait de les nationaliser. La résistance institutionnelle a pu, dans certains cas, offrir de meilleures opportunités à une petite fraction de médecins noirs, mais ces exceptions étaient loin de renverser la tendance générale à la discrimination et à l’inégalité dans la formation médicale. Cela permet de comprendre l’impact des médecins dans l’apartheid médicale mais aussi d’aborder la questions des discriminatrions au sein du milieu médical, qui est considéré comme un apartheid médical au sein du milieu de la santé mettant ainsi de côté les médecins noirs. Deux cas sont à distinguer dans le cadre de l’apartheid médicale lorsqu’il s’agit des médecins : le premier est la mal-formation, discrimination que vivent les personnes noires. La seconde est celle qui permet aux personnes blanches d’être en situation de supériorité et donc d’appliquer la médecine de manière différente sur les patients noirs. Ainsi, le Survey of Race Relations de 1987-88⁸, met en avant justement qu’en aout 1988, les élèves de l’école médicale de Witwatersrand ont protestés contre l’ ”apartheid hospitalier”. Il est intéressant de souligner les actes qui durant l’apartheid ont permity d’humilier ou de mettre de côté les étudiants noirs des étudiants blancs : ils n’étaient pas autorisés à travailler au sein du service de gynécologie et d’obstétrique au sein de l’hopital de Johannesburg, ils ne pouvaient pas utiliser certaines techniques ou n’avaient pas les ressources nécessaires, certaines personnes noires n’étaient pas acceptées dans le domaine médical également que ce soit en études ou dans les services. A cela s’ajoute des discriminations liées à l’accoutrement ou au vêtement, permettant de comprendre que le corps était au centre d’un facteur de discrimination mais aussi une manière de les alimenter : des étudiants en médecines n’étaient pas autorisés, dans les zones blanches, à porter des blouses médicales ou de stéthoscopes.⁹
Par ailleurs, les médecins, en tant que professionnels de la santé, n’étaient pas exempts de participer à ces politiques discriminatoires. En effet, sous l’apartheid, les hôpitaux étaient ségrégués, et l’accès aux soins de santé de qualité était largement basé sur la “race”. Les médecins jouaient souvent un rôle actif dans l’application de ces politiques, en orientant les patients selon les lignes raciales, ce qui a résulté en des soins inférieurs pour les populations non-blanches. Les hôpitaux pour les Noirs notamment dans les bantoustans étaient souvent sous-financés et sous-équipés, contrastant fortement avec ceux réservés aux Blancs, mieux pourvus et plus accessibles.
Ainsi, entre 1992 et 1996 47,5% des articles des articles publiés dans le South African Medical Journal mentionnaient une ou plusieurs catégories raciales dont 43.7% qui les utilisaient pour décrire les sujets comme des cas d’études. Seulement 5,1% de ces articles définissaient correctement ces catégories. La plupart des articles, qui discutaient des différences raciales en matière de santé, laissaient par conséquent entendre que des facteurs génétiques ou comportementaux étaient responsables de ces différences en matière d’accès à la santé.¹⁰
Le corps des soignés discriminé
L’un des cas les plus flagrants de violation médicale sous l’apartheid est celui de la stérilisation forcée. Bongekile Msibi, une femme qui a été stérilisée sans son consentement après avoir accouché à l’âge de 17 ans, en est un exemple poignant. Ce n’est que 11 ans plus tard, lorsqu’elle a tenté d’avoir un autre enfant, qu’elle a découvert qu’elle avait été stérilisée.¹¹ La Commission pour l’égalité des genres a révélé que Msibi était l’une des 48 femmes noires ayant subi de telles interventions dans des hôpitaux publics, où les dossiers des patients avaient souvent « disparu » et où le personnel hospitalier avait manifesté de l’hostilité à l’égard des enquêteurs.¹² Dans son témoignage, Bongekile raconte notamment : « Je me suis réveillée après avoir accouché, j’ai regardé en bas et j’ai demandé : ‘Pourquoi ai-je un énorme pansement sur le ventre ?’ Cela ne m’a pas dérangée. Je venais de donner naissance à ma petite fille. C’était un gros bébé et j’avais été anesthésiée et j’avais subi une césarienne. J’ai quitté l’hôpital cinq jours après l’accouchement, avec une petite fille en bonne santé et une énorme cicatrice sur le ventre. Je n’ai pas su ce qui s’était réellement passé pendant 11 ans. Mon monde s’est effondré lorsque j’ai essayé de concevoir à nouveau. ».¹¹ Elle ne faisait pas partie des femmes séropositives stérilisées de force. Les enquêteurs ont été incapables de déterminer pourquoi elle et 47 autres femmes avaient été stérilisées sans leur consentement. Selon la Commission pour l’égalité des genres, plusieurs dossiers médicaux avaient disparu, et le personnel hospitalier a accueilli les enquêteurs avec hostilité.¹² Dans d’autres cas, les médecins ont déclaré que les patientes avaient signé des formulaires de consentement pour la stérilisation, alors que beaucoup étaient mineures à l’époque et légalement incapables de donner un tel consentement. Les médecins affirmaient souvent que la mère de la patiente avait signé le formulaire à sa place, mais cela ne pouvait pas être confirmé.¹³
Néanmoins, la discrimination dans les traitements médicaux ne se limitait pas à des actes isolés de stérilisation forcée. Elle était souvent systémique, avec des médecins et autres professionnels de la santé qui pratiquaient une médecine de qualité inférieure ou utilisaient des traitements expérimentaux sur des patients noirs sans leur consentement pleinement informé. Un autre exemple important de discrimination dans le système médical était l’utilisation du Projet Coast, un programme secret d’armes chimiques et biologiques créé dans les années 1980 sous l’apartheid. Selon Chandré Gould et Marc Hecker, auteurs d’une étude détaillée sur ce programme, le Projet Coast a manipulé et produit une variété de toxines et de pathogènes sous couvert de recherches pour la « sécurité nationale ». Bien que ce programme ait été principalement dirigé par l’armée, les médecins qui y participaient utilisaient des patients noirs comme cobayes pour tester des produits chimiques et des toxines, sous prétexte de soins médicaux, et ce bien évidemment sans leur consentement, dans une violation flagrante des normes médicales internationales et des droits humains.¹³ Certains médecins ont également été accusés d’avoir utilisé des catégories raciales pour légitimer des pratiques discriminatoires dans le diagnostic et le traitement des maladies.
Complicité des médecins dans les causes de mort répertoriées lors d’examens post mortem
L’implication des médecins dans les examens post mortem qui, loin de se limiter à établir les causes de décès, servaient parfois à masquer les véritables circonstances de ces décès reste un des aspects les plus sombres de cette période d’apartheid sanitaire. En effet, dans un système où la ségrégation raciale était institutionnalisée, les médecins étaient souvent sous pression ou volontairement complices dans la manipulation des rapports de décès. Cette pratique était particulièrement répandue dans les cas de morts de personnes noires sous la garde de l’État, où la torture et les mauvais traitements étaient courants dans les prisons et les postes de police. Les médecins qui effectuaient les autopsies dans ces contextes avaient parfois pour rôle de fournir des explications de décès qui exonéraient les autorités de toute responsabilité.¹⁴
Selon Mervyn Susser, les taux de mortalité et de morbidité variaient considérablement entre les groupes raciaux, reflétant les conditions économiques, sociales et politiques de chaque groupe. Les taux de mortalité infantile étaient particulièrement élevés parmi la population noire (figure 4), beaucoup plus que chez les Blancs, reflétant un accès limité aux soins de santé et des conditions de vie précaires.¹⁴
(figure : Tableau synoptique des différents taux de mortalité pour 1000 habitants dépendamment de l’ethnie)
Néanmoins, l’absence de statistiques fiables pour les populations noires est en elle-même un reflet de la politique du corps durant l’apartheid. Pour les districts blancs, là où les données étaient collectées, elles montraient souvent une situation bien meilleure que la réalité globale dans les bantoustans concernenant les personnes noires, car ces régions étaient généralement mieux dotées en ressources et infrastructures.¹⁴ Le contexte de l’apartheid a également permis des recherches médicales douteuses, où des médecins, parfois soutenus par des institutions étatiques, menaient des études sans le consentement éclairé des participants. Ces études avaient souvent des implications raciales et étaient orientées par les doctrines de l’apartheid qui prônaient la supériorité raciale et justifiaient l’exploitation et le contrôle des populations non blanches.
Des lieux pour soigner le corps noir discriminés et discriminants
De plus, il est intéressant d’analyser l’état d’hôpitaux dans des zones noires pendant la période d’apartheid. On remarquera deux éléments : d’abord une surpopulation dans le milieu de la santé et également une difficulté pour le staff médical, noir, de subvenir au besoin de tous. Ainsi, la première image nous permet de remarquer que la surabondance de patients et l’insuffisance de lits et de main d’œuvre médicale. Ainsi, du fait d’un apartheid qui affecte durablement le milieu médical comme les organisations de services, les hôpitaux dans les Bantustans sont surpeuplés. Les maladies se développent plus facilement dans les zones des personnes noires cependant les hôpitaux ne peuvent pas suivre la demande et l’on observe des patients qui sont obligés de passer plusieurs heures en attente, debout, en dehors de dispensaires ou hôpitaux. De la même manière, l’infirmière est seule et doit soigner plusieurs patientes en même temps. Conséquemment, le corps noir subit directement un soin médical moindre, et est victime de mauvais soins. Nous pouvons ainsi extraire deux cas distincts : soit un soin différent au sein d’hôpitaux dans des zones blanches, soit de mauvais soins dus au manque d’infrastructures dans les zones noires.
(Source : “Overcrowded Lebowa Homeland Clinic with one nurse working in most cases” )15
(Source : “Overcrowded ward in Baragwanath (Chris Hani) Hospital with patients sleeping on the floor during the Apartheid era”)15
L’apartheid sanitaire, creuset d’inégalités renforcées dans la société d’Afrique du Sud
Une grande intersectionnalité est également observée durant l’apartheid et celle-ci affecte les population noire. En effet, l’apartheid médical a un caractère intersectionnel puiqu’il affecte les individus noirs plus ou moins selon d’autres cartactéristiques, crééant des inégalités qui se cumulent, exacerbant l’impact de l’apartjheid médical. Ainsi, la catégorie socioéconomique de la famille se lie à sa couleur de peau, et accentue les inégalités face à l’accès à la médecine et à des soins de santé efficaces. Durant l’apartheid la zone des Bantustans était peu développée et les infrastructures communautaires étaient moindres. C’est la raison pour laquelle la mortalité infantile était plus importante pour les enfants de moins d’un an, nés d’une mère noire que pour les enfants blancs entre 1987–89.16
Discussion
Plusieurs auteurs soutiennent que les conditions médicales au temps de l’apartheid ont durablement affectées les services médicaux dans plusieurs régions en Afrique du Sud (Peter Delobelle 2013) et notre travail s’appuie sur le caractère institutionnel de la discrimination mise en place. Celle-ci affecte directement les corps de peau noir. Au sein du domaine médicale, les disparités sont également exacerbées, montrant que les patients comme les médecins noirs sont affecté par l’apartheid. Le pays étant divisé en plusieurs zones, les personnes noires sont autant en danger dans les zones blanches que celles des Bantoustans, soit du fait du manque d’infrastructures et de main d’œuvre médicale, soit du fait de discriminations directes. Cet article permet de se questionner sur des questions plus récentes, telles que celles imposées par le Covid-19 et des cas de discriminations médicales, cette fois non institutionnalisées, à l’égard de corps noirs, comme aux Etats-Unis-Amérique.
Conclusion
En conclusion, notre article met en lumière les profondes cicatrices laissées par l’apartheid sanitaire en Afrique du Sud, soulignant que, même après sa dissolution officielle en 1994, les structures socio-économiques et de santé restent fortement marquées par cette période de discrimination systématique. La persistance de disparités significatives en matière d’accès aux soins de santé, exacerbées par des crises contemporaines telles que la pandémie de VIH ou de Covid-19, révèle les vulnérabilités du corps noir, toujours plus affectées par les carences de l’infrastructure médicale et les séquelles du passé. Cet article appelle ainsi à une reconnaissance des effets durables de l’apartheid et à des interventions ciblées pour rectifier ces inégalités enracinées, afin de forger un système de santé plus équitable pour toutes les composantes de la société sud-africaine.
Bibliographie
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2: Coovadia, Hoosen & Jewkes, Rachel & Barron, Peter & Sanders, David & McIntyre, Diane : “The health and health system of South Africa: historical roots of current public health challenges”, 2009, https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(09)60951-X/abstract
Photo 1 : TV5Monde : “Il y a 20 ans, l’Afrique du Sud célébrait la fin de l’apartheid”, 2011, https://information.tv5monde.com/afrique/il-y-20-ans-lafrique-du-sud-celebrait-la-fin-de-lapartheid-21963
Photo 2 : Delobelle, Pierre : “The health system in South Africa. Historical perspectives and current challenges”, 2013, https://www.researchgate.net/publication/287764503_The_health_system_in_South_Africa_Historical_perspectives_and_current_challenges
3 : “Histoire : l’industrie de la mine en Afrique du Sud”, 2017, https://afriquedusud-decouverte.com/histoire-mine-afrique-sud/
4 : Rivière, Philippe : “Apartheid sanitaire : Rencontre avec Zackie Achmat”, Vacarme, 2002, https://www.cairn.info/revue-vacarme-2002-2-page-23.htm
5: Dall, Nick : “Afrique du Sud : la difficile équation de l’enseignement des maths”, Le Courrier de l’UNESCO, 2022, https://courier.unesco.org/fr/articles/afrique-du-sud-la-difficile-equation-de-lenseignement-des-maths
6: Department of Statistics, University of Pretoria, “Education and the South African economy”, Statistical yearbook, 1964-1965 / Johannesburg, Witwatersrand University Press,“The 1961 Educational Panel”, second report, 1966, https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000132759
7: “L’Apartheid: ses effets sur l’éducation, la science, la culture et l’information”, 2011, https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000132759
8: Cooper, Carole & Shindler, Jennifer & McCaul, Colleen &Hamilton, Robin & Beale, Mary & Clemans, Alison &Kruger, Lou-Marié & Markovitz, Michael & Seimon, Jon-Marc & Brouard, Pierre & Shelton, Glen, Research staff of South African Institute of Race Relations : “SOUTH AFRICAN INSTITUTE OF RACE RELATIONS JOHANNESBURG”, 1988, https://www.sahistory.org.za/sites/default/files/SAIRR%20Survey%201987-88.pdf
9: Brauns, Melody & Stanton, Anne : “Governance of the public health sector during Apartheid: The case of South Africa”, Journal of Governance and Regulation, 2016, https://www.researchgate.net/publication/311088253_Governance_of_the_public_health_sector_during_Apartheid_The_case_of_South_Africa
10: G.T Ellison & T. de Wet : “The use of ‘racial’ categories in contemporary South African health research. A survey of articles published in the South African Medical Journal between 1992 and 1996”, 1997, https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/9497832/
11: BBC : “Stérilisation forcée en Afrique du Sud”, 2020, https://www.bbc.com/afrique/region-51658411
12: Parlement Sud-Africain & Commission for Gender Equality : “INVESTIGATION REPORT ON THE FORCED STERILISATION OF WOMEN LIVING WITH HIV/AIDS IN SOUTH AFRICA”, 2015, https://www.parliament.gov.za/storage/app/media/OISD/Reports/Commission_for_Gender_Equality/2023/28-06-2023/CGE_Report_Forced_Sterilisation_Report_Signed_24_02_20.pdf
13: Gould, Chandré & Hecker, Marc : “Armes chimiques et biologiques : leçons d’Afrique du Sud, Politique étrangère”, 2005, https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2005-1-page-109.htm
14: Susser, Mervin : “Apartheid and the Causes of Death: Disentangling Ideology and Laws from Class and Race”, 1983, https://ajph.aphapublications.org/doi/pdf/10.2105/AJPH.73.5.581
15 : IXWA : “Apartheid’s Colonial Health and Mental Disorders: Fractured Consciousness and Shattered Identities”, 2021,
16 : Burgarda, Sarah A & Treimanb Donald J. : “Trends and racial differences in infant mortality in South Africa”, 2005.
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