Les troubles du comportement alimentaire au lycée Descartes de Rabat : ressentis et perceptions des élèves
On mai 11, 2024 by labo recherche StandardChercheurs : May BOUZIRI, Maria YAHIA, Aloys DE BONI,
Résumé Cet article propose d’examiner l’origine du développement des troubles du comportement alimentaire (TCA) chez des lycéens dans un établissement de l’Agence pour l’Enseignement français à l’Etranger, situé à Rabat, au Maroc, en se penchant sur leurs perceptions sur le sujet selon diverses caractéristiques sociodémographiques. En s’appuyant sur des enquêtes de terrain sous forme de questionnaires et d’entretiens, cet article cherche à mettre en évidence différents facteurs socioculturels qui jouent un rôle dans le développement de TCA dans ce cadre particulier. Sur 340 répondants, la plupart des adolescents ont entendu parler des TCA, avec une exposition principalement via les réseaux sociaux. Les résultats révèlent une perception des TCA comme une source de souffrance physique et psychologique, mais leur discussion n’est pas la même en fonction du genre de l’individu qui est concerné par ces troubles. Cet article cherche à répondre aux questionnements suivants : Le sujet des TCA est-il suffisamment connu des lycéens du lycée français ? Les filles sont-elles davantage touchées par ces troubles ? Est-ce qu’il existe une différence palpable de traitement entre les filles et les garçons touchés ? Quels sont les facteurs socioculturels qui pourraient expliquer ces différences ? |
Introduction
Particulièrement fréquents chez les adolescents, les troubles du comportement alimentaire (TCA) peuvent être définis comme des pratiques qui se manifestent par des perturbations du cycle alimentaire à des degrés divers, et entraînent des répercussions physiques et psychologiques. Nous pouvons notamment distinguer trois grands types de troubles : l’anorexie, la boulimie et l’hyperphagie. Selon le site de l’assurance maladie en France, l’anorexie, qui se caractérise par une restriction des apports alimentaires sur le long terme (plusieurs mois, voire plusieurs années), conduit à une perte importante de poids associée à un certain « plaisir de maigrir » et à une peur intense de prendre du poids. L’anorexie se divise elle-même en deux catégories : l’anorexie restrictive, qui correspond à une situation dans laquelle l’individu restreint son apport alimentaire mais ne fait pas de crise de boulimie ou de vomissement, et l’anorexie avec crises de boulimie, qui se distingue de la première par ses prises compulsives de quantités importantes de nourriture suivies de comportements compensatoires (vomissements, prise de laxatifs, jeûne ou exercice physique répétés…). La boulimie se manifeste par des crises au cours desquelles la personne perd le contrôle et absorbe de manière compulsive de grandes quantités de nourriture, dans un temps court, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Enfin, on parle d’hyperphagie boulimique lorsque les épisodes récurrents de crises de boulimie ne sont pas associés à des comportements compensatoires. En général, l’hyperphagie boulimique occasionne un surpoids ou une obésité et génère une souffrance psychique. Dans certains cas, les symptômes semblent appartenir à plusieurs catégories de TCA, c’est pourquoi il existe également des TCA non spécifiés : ils désignent toutes les problématiques qui ne répondent pas précisément aux critères des troubles du comportement alimentaire spécifiques, ce qui ne permet pas de catégoriser précisément le trouble.
De manière générale, on constate que les individus sont particulièrement susceptibles de développer des TCA au moment de l’adolescence, puisqu’il s’agit d’une période de grands changements à la fois physiques et psychologiques, qui entraînent souvent une perte de confiance en soi. Cette période de découverte de soi, et de doute, est favorable au développement de ces pathologies mentales. Plusieurs facteurs socioculturels expliquent cela, comme les critères de beauté établis par la société, la socialisation différenciée en fonction du genre, ou encore l’influence des pairs. Même si ce sujet a déjà fait l’objet de recherches scientifiques notamment en France, nous avons pensé que la société marocaine présente d’autres facteurs socioculturels, liés à la fois aux habitudes alimentaires et au fait que les maladies mentales sont moins prises en considération par la population.
Ainsi, nous avons décidé d’explorer l’origine du développement de TCA et leurs répercussions sur la vie des adolescents. D’une part, pour obtenir des données quantifiables, nous avons choisi comme terrain le lycée Descartes pour son multiculturalisme. Les élèves, évoluant à la jonction des cultures, sont influencés par le système éducatif français et par leur éducation marocaine. L’étude cible les adolescents entre les classes de la troisième et de la terminale, une période clé pour la prise de conscience et le développement de ces pathologies. Cette tranche d’âge a été fixée de manière à ce que les élèves puissent avoir du recul face à la situation : il ressort de nombreux témoignages que bien que ces troubles puissent commencer à se manifester dès le début du collège voire la fin de l’école primaire, la prise de conscience de ces derniers ne survient généralement qu’avec le temps, souvent durant la période de l’entrée au lycée. Nous avons donc choisi d’interroger les élèves entre 14 et 18 ans de manière à ce qu’ils puissent témoigner de l’évolution de ces troubles dans leur cas particulier. Enfin, afin de pouvoir aborder le sujet dans son ensemble, nous avons décidé de confronter le point de vue interne (celui des personnes concernées par les TCA), avec le point de vue externe (celui des pairs et de médecins endocrinologues), de façon à pouvoir comprendre la dimension sociologique et biologique des TCA, une problématique qui semble être souvent mise de côté, notamment au sein des établissements scolaires, puisque leur but n’est pas de régler les problèmes de santé des élèves (bien que cela impact leur apprentissage). Nous avons souhaité répondre aux questions suivantes : en quoi les facteurs socio-culturels ont-ils une influence sur le développement de troubles du comportement alimentaire chez les élèves de la troisième à la terminale au lycée Descartes de Rabat ? Quels sont ces facteurs ?
Recension des études préalablement effectuées sur ce domaine
Après nous être documentés sur les articles existants concernant ce sujet, nous avons rapidement constaté qu’une telle recherche n’avait jamais été effectuée auparavant au lycée Descartes. Néanmoins, il existe des articles concernant les troubles du comportement alimentaire dans d’autres milieux spécifiques au Maroc. Une étude a été publiée en 2021 sur les facteurs associés aux risques de troubles du comportement alimentaire chez les étudiants en médecine de la ville de Casablanca. Les auteurs sont Nadia Attouche, Soukaïna Hafdi, Rkia Somali, Omar Battas et Mohamed Ayoubi, cinq étudiants en médecine. Cet article est basé sur un échantillon de 506 élèves de l’année 2016-2017. Il y est dit que les TCA sont multifactoriels, puisqu’ils impliquent à la fois des influences biologiques, psychologiques, familiales et socioculturelles. Le rôle du stress lié aux études, de la charge de travail élevée et de l’exposition aux maladies et à la mort pendant la formation médicale sont présentés comme des facteurs de risque chez les étudiants en médecine. De plus, la période de transition vers l’âge adulte, avec ses pressions sociales et ses changements de relations et de perception de soi qui l’accompagnent, augmente le risque de TCA chez ces jeunes adultes. Le problème que pose la stigmatisation associée aux troubles de santé mentale peut également retarder le diagnostic et le traitement, aggravant ainsi les répercussions des TCA. Les étudiants qui ont réalisé cette étude ont utilisé des outils tels que le questionnaire SCOFF-F, développé en 1999 en Angleterre dans l’optique de faciliter le dépistage des TCA en abordant cinq principaux points. De surcroît, l’échelle HAD a été aussi utilisée afin d’évaluer les symptômes d’anxiété et de dépression. Elle met en lumière une corrélation entre le risque de TCA et des facteurs tels que l’âge, le niveau d’études, l’utilisation de moyens de contrôle du poids, l’anxiété et la dépression. Les conclusions tirées sont les suivantes : “Les étudiants constituent un groupe considéré comme à haut risque vis-à-vis des troubles du comportement alimentaire (TCA); malgré les difficultés méthodologiques pour approcher la prévalence des TCA, la majorité des auteurs sont d’accord dans le sens d’une augmentation sensible de l’incidence actuelle des TCA chez les adolescents et les adultes jeunes. Enfin, les TCA sont d’origine multifactorielle et sont imputables à une association de facteurs de vulnérabilité biologique, sociale et psychologique”. L’article s’achève en soulignant que le corpus médical occidental concernant ce sujet se révèle plus substantiel que celui produit dans les pays d’Afrique. Bien que modestes, les conclusions tirées de cette étude offrent une contribution, à l’appréhension de la situation marocaine, et devraient inciter à plus étudier ce sujet souvent invisibilisé dans la recherche au Maroc.
C’est dans cette perspective que nous avons souhaité réaliser à notre tour un article sur les TCA, cette fois à l’échelle de notre lycée français. Nous avons analysé une seconde étude sur les TCA, mais cette fois-ci en France, de manière à pouvoir confronter la situation dans les deux pays auxquels sont directement rattachés les élèves du lycée Descartes de Rabat.
Le second article est davantage une explication sociologique du développement et de l’évolution des TCA, en particulier dans le cas de l’anorexie. Il s’agit d’une étude intitulée “Devenir anorexique : une approche sociologique”, réalisée en 2003 par la sociologue française Muriel Darmon dans le but d’offrir une analyse approfondie de l’anorexie par le biais d’une enquête ethnographique.
L’autrice, chercheuse au CNRS, remet en cause les approches médicales et psychologiques de l’anorexie en la considérant comme un phénomène social qu’elle situe dans un contexte historique et socio-culturel. Cette dernière revient à l’origine de ce phénomène, en expliquant que vers la fin du XIXe siècle, la maigreur est devenue un signe de distinction sociale. Pour mener son étude, elle s’appuie sur des entretiens avec des jeunes filles anorexiques hospitalisées, confrontant ainsi les approches sociologiques aux perspectives médicales et psychiatriques précédentes. Son objectif est de déplacer le regard de « qui sont-elles ? » ou « pourquoi font-elles cela ? » vers un questionnement axé sur les actions entreprises par ces individus. À travers son approche interactionniste, elle montre que l’anorexie est un processus d’apprentissage et de construction identitaire. Les résultats de son étude révèlent que le développement progressif de l’anorexie commence souvent par un régime alimentaire, soutenu par divers acteurs sociaux, tels que les professionnels de santé et la famille. Darmon souligne l’influence des normes sociales et des dynamiques de classe sur les pratiques anorexiques, lesquelles sont souvent associées à des idéaux élitistes de contrôle et de distinction sociale. En conclusion, l’étude de Darmon offre une perspective sociologique riche sur l’anorexie, mettant en lumière les processus de développement des TCA en lien avec les facteurs socio culturels dont la famille, l’âge et l’environnement. L’enjeu de notre étude sera donc de montrer que les élèves du lycée Descartes de Rabat n’échappent pas à cette explication du développement de TCA, tout en cherchant à identifier d’autres facteurs jouant un rôle important.
Présentation de la méthodologie de travail
Nous avons choisi de distinguer le point de vue interne sur les TCA du point de vue externe. Le point de vue interne désigne celui des individus directement concernés par les TCA : nous avions pour but final de saisir à travers les réponses obtenues s’il y a des caractères communs concernant l’environnement de développement des TCA. Le point de vue externe désigne les individus qui n’ont pas de TCA : l’enjeu était de mettre en avant le décalage entre les personnes concernées et ces derniers, mais également de montrer qu’ils jouent un rôle direct, de manière parfois inconsciente, dans le développement de TCA chez certaines personnes. Enfin, pour pouvoir contextualiser le sujet, nous avons analysé des articles de recherches sur les TCA au Maroc et nous avons recueilli l’interprétation scientifique d’une endocrinologue. Tout ceci a été réalisé dans l’optique de pouvoir comparer nos données récoltées avec les données d’autres articles et les informations factuelles. Par la suite, cela nous a servi à voir s’il s’agit d’un phénomène social dont les variables socio-culturelles sont similaires, malgré la différence entre les écoles françaises, baignés dans la culture occidentale, et les écoles marocaines, dont la socialisation est essentiellement basés sur la culture arabo-musulmane dans le cadre scolaire.
Afin de pouvoir recueillir des données facilement exploitables, nous avons choisi de travailler de deux manières différentes. D’une part, nous avons fait circuler un questionnaire anonyme d’une quinzaine de questions à choix multiples, en distinguant les deux points de vue interne (individus qui se considèrent comme atteints de TCA) et externe (ceux qui ne sont pas atteints de TCA). Nous avons obtenu 340 réponses, ce qui nous a permis d’observer des régularités et d’ensuite les interpréter. Nous en avons finalement tiré plusieurs pistes d’explications, qui parfois s’éloignent et parfois se rapprochent des informations que l’on retrouve dans les autres articles que nous avons analysés. Toutefois, il faut noter que cette méthode présente des limites : les répondants ne sont pas issus d’un tirage au sort mais correspondent à ceux qui consultent leurs mails et ont bien voulu répondre. Les réponses présentées ne sont donc pas forcément représentatives de ce que l’ensemble du groupe répondrait, mais permettent de se faire un aperçu de la réalité. Par ailleurs, parmi les répondants, on retrouve 32 collégiens contre 308 lycéens, et 122 garçons contre 205 filles (15 personnes ne souhaitent pas se prononcer) : il y a une majorité de filles et de lycéens.
Résultats empiriques
A l’issue du questionnaire envoyé à l’ensemble des classes de la troisième à la terminale, nous avons obtenu de multiples réponses qui permettent de nous éclairer sur ce sujet afin de pouvoir vérifier nos hypothèses. Il s’agit d’un échantillon de 340 personnes, ayant toutes répondu dans l’anonymat et dont on ne connaît que la classe et le genre.
- Questions générales :
Tout d’abord, 73% des personnes interrogées ont déjà entendu parler des TCA, tandis que 27% n’en ont jamais entendu parler. Parmi les personnes qui ne connaissent pas les TCA, 75% sont des garçons et 25% sont des filles. Cette première information nous apporte notre première hypothèse qui est : “les filles seraient davantage sensibilisées aux TCA que les garçons.” A priori, les filles semblent être mieux informées, même si cela ne nous renseigne en rien sur ce qu’elles perçoivent comme étant des TCA.
En revanche, nous pouvons apporter plusieurs suppositions au fait qu’elles soient davantage au courant de l’existence de ces troubles que les garçons : il est probable que ce sujet soit plus discuté entre pairs chez les filles, car on peut avoir tendance à penser que les filles sont davantage atteintes de TCA et se sentent davantage concernées, ce qui contribue à minimiser la reconnaissance des questions de santé mentale chez les garçons. La représentation médiatique et sociale des TCA est davantage centrée sur les filles, ce qui pourrait conduire les garçons à considérer cette problématique comme moins pertinente pour eux. Enfin, il est possible que les 27% d’élèves qui ne connaissent pas la définition des “troubles du comportement alimentaire” n’aient pas eu accès à des informations concernant ce sujet, peut-être, en raison d’une absence d’éducation sur ce sujet au sein de l’environnement scolaire et familial.
Les résultats de notre enquête révèlent également que 57,7% des élèves interrogés déclarent entendre parler des TCA au moins 1 fois par mois et 34,1% en entendent parler au moins 1 fois par an. À l’inverse, une minorité de 8,1% déclarent ne jamais en entendre parler. Par ailleurs, quelques personnes déclarent ne pas savoir ce dont il s’agit, bien qu’elles en aient déjà entendu parler. Nous pouvons également supposer que certaines personnes, ont préféré par précaution affirmer qu’elles ne savaient pas ce dont il s’agissait plutôt que d’essayer de les définir.
Nous pouvons donc affirmer que ce sujet demeure discuté.
Toutefois, les contextes de discussion diffèrent : en tête du classement avec 225 répondants, les réseaux sociaux émergent comme le principal vecteur par lequel les élèves sont exposés aux TCA. Les médias traditionnels (magazines, télévision, séries, etc.) sont en deuxième position avec 153 réponses. Les amis viennent en troisième position, avec 128 réponses. Enfin, les médecins, les associations et l’infirmerie scolaire se retrouvent en bas du classement, avec respectivement 27, 9 et 13 réponses.
Ces différences de contextes d’information peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs. Tout d’abord, les réseaux sociaux occupent une place centrale dans le quotidien des adolescents de cette tranche d’âge, ce qui confirme notre hypothèse selon laquelle les réseaux sociaux sont la plateforme de référence des adolescents concernant les TCA. Il s’agit de plateformes accessibles et toujours disponibles, où l’on peut présenter divers sujets, notamment des TCA. En tant que principale source d’information chez les jeunes, les réseaux génèrent une exposition récurrente aux TCA par le biais de divers contenus. Avec les réseaux, les informations qui circulent ne se limitent plus aux frontières nationales, ce qui apporte encore plus de précision concernant un sujet. Cela est particulièrement le cas pour les élèves du lycée français, puisqu’ils parlent plusieurs langues et sont exposés à des contenus internationaux.
Le problème qui se pose est le manque de fiabilité de ces plateformes, qui pourrait expliquer des représentations faussées, les stéréotypes et préjugés qu’ont les jeunes concernant les TCA. Nous pouvons ajouter à cela le fait que l’exposition aux médias modernes dans des pays où la maigreur n’est pas à l’origine un critère esthétique, pourrait avoir joué un rôle dans l’évolution des standards qui ressemblent de plus en plus à ceux des pays occidentaux, notamment aux États-Unis.
Par ailleurs, exposant certains aspects perçus comme “positifs” de ces troubles sur les réseaux sociaux, comme la perte de poids, d’autres jeunes adolescents peuvent-être influencés et idéaliser ce phénomène jusqu’à y sombrer à leur tour. À titre d’exemple, nous pouvons citer la citation popularisée par la mannequin britannique Kate Moss : “nothing tastes like skinny feels” qui se traduit en français par “rien n’a aussi bon goût que se sentir maigre”. Cette simple phrase qui fait la promotion de la maigreur fut à l’origine de cas d’anorexie, notamment chez les fans de cette personnalité publique. Ces standards de beauté qui pèsent sur les femmes est un phénomène qui a été étudié par le passé, notamment par le sociologue Pierre Bourdieu dans La domination masculine.
Par ailleurs, les médias traditionnels tels que les magazines et la télévision jouent aussi un rôle important dans la diffusion de l’information sur les TCA, bien qu’ils soient moins interactifs que les réseaux sociaux. En parallèle, la place significative qu’occupent les amis dans ce classement peut s’expliquer par la tendance chez les adolescents de discuter entre eux de sujets qui les préoccupent, notamment les questions de santé mentale, avec moins de réticence que lorsqu’ils sont amenés à en parler avec leur famille, notamment du fait d’une peur d’un certain jugement. Nous pouvons en partie expliquer cela par le fait que les parents ne sont peut-être pas informés ou prêts à être compréhensifs du fait de leur socialisation durant leur génération qui fait qu’ils n’ont pas autant été entourés par ces sujets en grandissant : il pourrait donc être moins facile pour eux d’en parler. Nous pouvons aussi faire l’hypothèse d’une communication parents-enfants qui subit certains tabous ou une certaine domination, du fait du poids des traditions marocaines.
En revanche, la place peu significative des médecins, des associations et de l’infirmerie scolaire dans ces réponses pourrait être due à une communication moins directe avec les adultes qu’il s’agisse du corps médical ou d’un personnel spécialisé : les élèves pourraient être plus habitués à communiquer avec des personnes de leur âge, et seront par conséquent, moins à l’aise de parler de sujets aussi personnels avec des adultes qu’ils ne connaissent pas.
À présent, analysons la définition des TCA selon les élèves. Nous avons commencé par demander aux élèves de définir les TCA avec leurs propres mots. Parmi les réponses qui reviennent le plus, les élèves évoquent beaucoup le fait de “manger de manière abusive pour combler un manque” et accompagnent cela d’une peur, d’une angoisse, d’appréhension, et de nausées, d’anxiété, de mal- être, et de regrets. D’une part, cela pourrait révéler que les élèves pensent que la boulimie est le type le plus fréquent, ou du moins leur compréhension du phénomène se réduit à certains comportements boulimiques.
D’autre part, on constate donc que ces troubles représentent une véritable source de souffrance, qui pourraient être la conséquence d’un manque de confiance en soi et de complexes. La nourriture peut devenir à la fois un refuge qui procure du réconfort par l’acte de manger, et une cause de tourment, car manger peut entraîner une prise de poids.
Ensuite, nous avons donné la définition suivante : “les TCA peuvent être définies comme des pratiques alimentaires associées à une souffrance physique et psychologique qui se manifestent généralement par des perturbations du cycle alimentaire (à des degrés divers)”. Cette définition est assez vague, de manière à pouvoir inclure l’ensemble des formes que peuvent prendre ces troubles, sans exclure les personnes n’ayant pas été diagnostiquées.
91,8% des élèves ayant déjà entendu parler des TCA ont déclaré que la définition donnée correspond exactement à leur vision de ces troubles. 3,4% des élèves affirment que celle-ci correspond plus ou moins à l’image qu’ils se font des TCA. Seuls 4,8% déclarent que cette définition ne correspond pas à leur vision de ces troubles.
Nous avons ensuite demandé aux élèves ayant déjà entendu parler des TCA s’ils connaissaient des personnes atteintes de TCA, de manière à avoir une mesure du degré auquel ces troubles sont répandus. 41% des répondants déclarent connaître une ou deux personnes concernées, et 33% affirment connaître plus de deux cas. À l’inverse, 26% des répondants ne connaissent pas de personnes concernées par les TCA, ou du moins ne sont pas au courant qu’une au moins de leurs connaissances en souffre.
Globalement, nous pouvons affirmer que ces troubles sont assez répandus parmi la population étudiée, bien que 80% des personnes informées déclarent qu’il s’agit d’un sujet peu évoqué. Nous pouvons expliquer cela par le fait que ce sujet est majoritairement abordé au sein de groupes féminins, et que des personnes touchées par ces troubles auraient plus de facilité à échanger à ce sujet entre elles puisqu’elles peuvent se sentir comprises et soutenues.
- Élèves atteints de TCA :
- Leurs réponses au questionnaire
Dans une seconde partie, nous avons voulu nous intéresser à la part des élèves qui seraient susceptibles d’avoir des TCA. Pour cela, nous avons posé la question suivante : “Pensez-vous être concerné par des troubles du comportement alimentaire ?”
259 personnes (soit 76,2% de l’échantillon) déclarent qu’elles ne sont pas concernées par les TCA, tandis qu’une minorité de 81 personnes (soit 23,8%) estime être touchée. Ce résultat laisse penser qu’il y a une présence importante des TCA au sein de la population étudiée, bien qu’il ne soit pas représentatif de l’ensemble de la population étant donné que les personnes concernées par les TCA sont plus susceptibles de répondre à ce type de questionnaire, tandis que les personnes non concernées ont moins tendance à s’intéresser à un problème qui ne les touche pas directement. Nous pouvons également noter que les personnes qui pensent avoir un trouble n’en sont pas toutes réellement atteintes : il peut y avoir des syndromes passagers ou légers qui pourraient s’apparenter à des signes de TCA sans que cela ne le devienne.
Parmi les 81 personnes susceptibles d’avoir des TCA, seules 32,1% ont déjà vu un professionnel afin d’obtenir un diagnostic médical, tandis que 67,9% de ces individus n’ont pas cherché à obtenir un diagnostic.
Nous leur avons ensuite demandé la raison pour laquelle elles n’ont pas été diagnostiquées. Nous avons constaté que la grande majorité des individus ont tendance à minimiser leur cas précis, en déclarant que leur TCA n’est pas un cas très grave et que cela est passager. Par la suite, 75% des répondants ont exprimé leur malaise à l’idée de parler de leurs problèmes alimentaires, ce qui pourrait révéler que l’expérience de ces troubles est souvent perçue comme étant honteuse, “pas si grave”, et gérable par soi-même. Cela rejoint l’idée selon laquelle ces personnes ont peur d’être décrédibilisées et de souffrir d’un manque de considération, ce qui pourrait aggraver encore plus leurs TCA. De plus, la question de la peur de la réaction des parents revient fréquemment : certains craignent de ne pas être pris au sérieux en raison du manque d’ouverture d’esprit de leur famille, tandis que d’autres déclarent ne pas vouloir les inquiéter. Les termes “honte”, “peur”, “jugement” reviennent également fréquemment. Enfin, quelques personnes ont même affirmé ne pas vouloir guérir de leurs TCA, ce qui pourrait s’expliquer par le fait qu’elles trouvent un certain confort dans leur mal-être, qui devient normalisé, voire banal. De plus, le chercheur britannique Christopher Fairburn a notamment étudié le rôle du besoin de contrôle de la situation chez les personnes atteintes d’anorexie mentale : dans de nombreux cas, elles exercent un contrôle tellement accru sur leurs pratiques alimentaires qu’elles ne veulent pas d’aide extérieure car elles ont une impression de contrôle sur leur état physique et ne ressentent pas forcément de problème.
Enfin, 63% des répondants répondent que le genre joue un rôle dans le développement de TCA : cette perception peut être liée à des normes de genre strictes en matière d’apparence physique et de comportements alimentaires. La socialisation différenciée selon le genre, c’est-à-dire la forme de socialisation dans laquelle les individus intériorisent des normes et des valeurs différentes en fonction de leur genre, pourrait expliquer la surreprésentation des femmes en matière de TCA. Dès l’enfance, les filles et les garçons ne sont pas exposés aux mêmes jeux et activités, puisque la société a défini des critères attendus de la part de ces futurs adultes. Que ce soit de manière consciente ou non, les filles ont plus tendance à s’identifier à leurs héroïnes féminines créées en adéquation avec les standards de minceur, ce qui les pousse à toujours être à la recherche du physique idéal pour être considérées belles aux yeux des autres. Les normes de genre pourraient servir à expliquer le fait que parmi les 81 personnes qui déclarent avoir des TCA, 69 sont des filles, contre seulement 8 garçons et 4 personnes qui ne souhaitent pas se prononcer sur leur sexe. Les garçons ont peut-être peur d’être associés à des caractéristiques considérées féminines s’ils disent souffrir de TCA car cela remettrait en cause leur masculinité et les attendus de la société envers les hommes.
Afin de pouvoir vérifier la validité de nos explications, nous nous sommes entretenus avec une endocrinologue et nutritionniste, diplômée de la faculté de médecine et de pharmacie de Rabat. Cette dernière nous a expliqué que les TCA touchent 8% à 9% de la population mondiale, ce qui en ferait un problème très fréquent, dans le monde comme au Maroc. Les conséquences peuvent être très lourdes, comme une perte de masse musculaire, une fatigue constante, une perturbation du cycle menstruel, une perte de cheveux voir même des évanouissements, des problèmes cardiaques, des tentatives de suicide et de mutilations qui mènent à des hospitalisations.
Ces troubles découlent d’un déséquilibre psychologique influencé par de multiples facteurs. Tout d’abord, la pression exercée par l’environnement familial et scolaire, ainsi que diverses formes de harcèlement, peuvent contribuer à l’émergence de ces troubles : des commentaires désobligeants sur le poids ou l’apparence physique peuvent être l’élément déclencheur de ces troubles chez les jeunes.
La vulnérabilité psychologique propre à la période de la puberté, marquée par le passage de l’enfance à l’adolescence, explique l’apparition de ces troubles à cet âge pour les individus que nous avons interrogés. Les changements hormonaux entraînent des modifications corporelles, y compris des variations de poids qui peuvent perturber l’individu qui ne se reconnaît plus dans son propre corps. Les personnes les plus concernées sont les adolescents sont majoritairement de sexe féminin. Bien que les garçons subissent eux aussi des changements hormonaux, les filles sont celles qui subissent le plus de changements au niveau de leur poids, puisqu’elles développent des formes et leur corps varie même en fonction des différentes périodes de leur cycle menstruel.
Par ailleurs, l’endocrinologue affirme qu’elle n’a que rarement rencontré des garçons souffrant de TCA, et que dans presque tous les cas, ils souffraient de boulimie ou d’hyperphagie, avec des comportements de consommation excessive et compulsive sans compensation.
Nous l’avons ensuite questionné quant au développement des TCA, la façon et l’environnement dans lesquels les TCA commencent.
Concernant l’anorexie, selon elle, le développement se fait de manière progressive : la personne commence à faire beaucoup d’activité physique et diminue ses portions alimentaires, puis elle décide de sauter des repas, de manière de plus en plus récurrente, avant de ne plus du tout s’alimenter par peur de grossir. En parallèle, elle développe une dysmorphophobie, c’est-à-dire qu’en se regardant dans le miroir, elle voit une version déformée de son corps qui ne correspond pas à la réalité. Il n’y a alors plus de concordance entre le réel et l’image qu’a la personne d’elle-même : elle peut être en sous-poids et se trouver grosse.
Les TCA deviennent de plus en plus une souffrance quotidienne, d’autant plus lorsque l’entourage ne les remarque pas. Au sein même des familles, les proches ne remarquent que très rarement l’apparition de cette pathologie avant que cela n’atteigne des stades avancés de complications cardiaques et des tentatives de suicide qui nécessitent une hospitalisation et un suivi médical rigoureux.
Par ailleurs, elle confirme que les TCA sont un sujet tabou au Maroc et apporte des explications à cela. Les personnes peu sensibilisées aux maladies mentales refusent d’accepter qu’elles peuvent s’avérer être toutes aussi néfastes que les maladies physiques sur les individus. Elles pensent qu’il s’agit seulement d’un phénomène passager, lié à la crise d’adolescence, alors qu’il s’agit bien de troubles dangereux qui nécessitent une prise en charge rapide. Les seules situations qui sont véritablement prises au sérieux sont les cas de dénutrition sévère qui mettent en péril la vie de la personne.
Elle met également en avant certains facteurs qui accentuent ces troubles, bien que n’importe qui puisse être touché. Elle souligne le manque de communication au sein d’un foyer qui entraîne un repli de l’adolescent sur lui-même. Cela peut expliquer que dans notre questionnaire, 75% des répondants qui déclarent souffrir de TCA sont mal à l’aise à l’idée d’en parler.
La moindre disponibilité des parents dans certaines familles et le manque d’attention qu’ils prêtent à ces problèmes concernant leurs enfants empêchent le repérage de ces troubles et leur prise en charge. De plus, dans ces cas, les enfants eux-mêmes ne sont pas à l’aise à l’idée d’en parler puisqu’ils n’ont pas l’habitude d’aborder ces sujets avec leurs parents, ce qui les pousse à ne pas demander d’aide. À cet égard, une personne bien entourée et soutenue par ses proches, qui ne souffre pas de harcèlement et ne subit pas de critiques risque moins de sombrer dans ces troubles. Elle met en avant l’importance de la communication, surtout entre les membres d’une même famille car ils peuvent eux-mêmes être à l’origine du développement de ces troubles.
Enfin, nous lui avons demandé si elle pensait que les TCA pouvaient s’estomper progressivement, voire disparaître. Elle nous a répondu que tout d’abord, une bonne prise en charge était une première avancée. Celle-ci ne devrait pas se limiter à un seul suivi médical, elle nécessite une approche pluridisciplinaire grâce au suivi de plusieurs experts, notamment d’un psychologue, d’un psychiatre, d’un nutritionniste ou d’un endocrinologue. Le soutien des pairs est également très important et a un impact direct sur l’aspect psychologique. Cela devrait permettre à l’individu souffrant de TCA d’apprendre à se réalimenter convenablement, de pratiquer du sport sans entrer dans une pratique excessive et de se détacher psychologiquement de ces troubles. Ces derniers peuvent persister à l’âge adulte et prendre des mois voire des années à disparaître, mais il est possible de progressivement s’en sortir. Toutefois, les individus ne sont pas à l’abri d’une récidive en cas de période difficile ou d’événement comme la perte d’un proche.
Discussion
À l’issue de cette recherche, nous pouvons constater que les troubles du comportement alimentaire sont plutôt connus des adolescents au lycée Descartes. Toutefois, on constate une différence significative entre les sexes.
De plus, nous devons reconnaître le rôle crucial de la communication au sein des familles et des groupes que l’on fréquente dans la reconnaissance et la gestion des TCA. Cela soulève des questions sur les modèles de communication parent-enfant et les obstacles à l’expression des difficultés psychologiques chez les adolescents qui se trouvent à la frontière entre deux cultures opposées.
En parallèle, cette recherche ouvre le débat sur le caractère tabou des maladies mentales comme les TCA au Maroc, qui sont peu reconnues au sein de la société alors que beaucoup d’individus en souffrent dans le silence, ce qui contribue à amplifier leur mal-être. Il est primordial d’explorer en profondeur les croyances, les attitudes et les pratiques liées aux TCA dans cette communauté afin de comprendre davantage ce phénomène de manière à pouvoir développer des stratégies de sensibilisation et de prévention culturellement adaptées et de réduire la stigmatisation associée aux troubles alimentaires. En parallèle, ce contexte biculturel expose les élèves à la fois aux standards de beauté occidentaux et maghrébins, ce qui fait qu’ils pourraient se sentir perdus entre leurs deux cultures d’influences, ce qui renforce leur difficulté à forger leur identité.
Enfin, au-delà de tous les facteurs socio culturels évoqués, on constate que des personnes bien entourées, qui ne souffrent pas de harcèlement ou de manque de communication au sein de leur famille sont elles aussi victimes de TCA : quelles pourraient alors être les causes du développement de ces troubles chez ces personnes ?
Conclusion
En conclusion, cette recherche étudie l’impact significatif des facteurs socioculturels tels que la famille et le genre à la fois sur la connaissance et la présence des troubles du comportement alimentaire (TCA) parmi les élèves de la troisième à la terminale au lycée Descartes de Rabat.
Les résultats révèlent que selon certains répondants, des influences telles que les normes de beauté idéalisées, les pressions académiques et familiales, ainsi que les stéréotypes de genre contribuent de manière importante à la prévalence des TCA dans cette population spécifique dans laquelle les filles sont plus touchées. Le traitement différencié entre les genres semblerait rendre ces troubles plus difficiles à accepter pour les garçons et moins tolérés par leur entourage.
Par ailleurs, il est clair que les signes et symptômes des TCA sont récurrents parmi les élèves étudiés : ces troubles présentent souvent des manifestations subtiles et peuvent être facilement dissimulés. Les individus qui en souffrent peuvent donc avoir tendance à s’isoler et à ne pas communiquer au sujet de leur mal-être. Une moindre disponibilité des parents, des situations de harcèlement et un manque de confiance en soi contribuent largement au développement de TCA chez les individus les plus vulnérables psychologiquement, selon les réponses obtenues. Nous avons constaté que le développement de TCA peut dépendre de nombreux facteurs au sein de l’environnement dans lequel évolue l’individu, et que différentes variables peuvent favoriser leur développement. En revanche, des symptômes récurrents existent : la différence réside donc davantage dans la manière dont ces troubles sont perçus par les différentes sociétés et dans les facteurs qui favorisent leur développement, plutôt que dans les troubles en eux-mêmes.
Il est essentiel d’adopter une approche holistique, en tenant compte des contextes familial, scolaire et socioculturel dans la prévention et le traitement de ces troubles. Peut-être qu’ en sensibilisant davantage et en promouvant un environnement de soutien où la diversité corporelle et les besoins émotionnels sont valorisés, il serait possible de contribuer à une meilleure santé mentale et au bien-être des élèves du lycée.
Bibliographie
Articles de recherche
Facteurs associés au risque de troubles du comportement alimentaire chez les étudiants en médecine de Casablanca, Maroc (2021) : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC8520402/
Muriel Darmon, Devenir anorexique. Une approche sociologique (2003) : https://books.openedition.org/editionsmsh/15229?lang=fr
Articles de presse / données
Boulimie et hyperphagie boulimique : définition et causes (2022) : https://www.ameli.fr/assure/sante/themes/boulimie-et-hyperphagie-boulimique/boulimie-hyperphagie-boulimique-definition-causes#:~:text=On%20parle%20 d’hyperphagie%20 boulimique,et%20 génère%20une%20souffrance%20 psychique.
AMPEP, troubles des conduites alimentaires : https://ampep-maroc.ma/service/troubles-des-conduites-alimentaires/
Yabiladi, Maroc : Les troubles alimentaires, grands oubliés des programmes de santé (2019) : https://www.yabiladi.com/articles/details/81164/maroc-troubles-alimentaires-grands-oublies.html
Le matin, “Dans l’anorexie, la principale difficulté est le refus du traitement” (2013) :
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