Les inégalités selon les attributs corporels discrets au Lycée Descartes de Rabat
On mai 11, 2024 by labo recherche StandardChercheurs
Olivier ARRAIS BURTE, Saad EL JAHED, Meryem ANEFLOUS
“Les grands jouent mieux au basket”, “les gens avec des lunettes sont plus intelligents”, “ceux-ci sont aussi plus timides”… Ces à priori, en apparence légers et sans importance, sont le reflet d’un processus social qui, lui, a de l’importance dans la vie des individus, dans leur parcours et leur construction personnelle.
Nous n’avons pas choisi le corps avec lequel nous vivons, et pourtant force est de constater qu’il nous rend différent les uns des autres. C’est un fait que l’évidence peut nous faire considérer comme normal – au sens propre du terme : chacun a un corps qui lui est spécifique et qui diffère de ceux des autres. Toutefois, cette “normalité” tend à se transformer en “banalité”, c’est-à-dire que ces différences sont tellement présentes et incorporées au sein de la société qu’elles finissent par être oubliées, y compris les discriminations qu’elles peuvent engendrer.
Les discriminations sont une préoccupation récente, qui émerge à la fin du XVIIIème siècle avec la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, mais qui ne s’affirme comme enjeu sociétal de lutte qu’à partir du XXème siècle. Aujourd’hui plus que jamais, les discriminations sont au coeur du débat public, avec des mouvements de lutte contre ces dernières qui se multiplient à travers le monde : Black Lives Matter (dès 2013) aux Etats-Unis, Balance ton Porc (dès 2017) en France, le Movimento Indigena (dès les années 1970) au Brésil; des mouvements qui ont rassemblé l’opinion publique pour faire changer les mentalités et les lois. Des mouvements contre la grossophobie, comme l’International Size Acceptance Organization ou le collectif français Gras Politique, commencent réellement à être pris au sérieux. Mais quid des autres attributs corporels ? Aujourd’hui, se rassembler pour lutter contre la discrimination des porteurs de lunettes ou des petits de taille peut apparaître de prime abord comme ridicule et superflu. Pourquoi ? On pourrait penser que c’est parce que, bien que marqueurs de différenciations, les attributs corporels plus discrets ne causent pas d’inégalités. En effet, une inégalité s’observe quand une différence donnée engendre une autre différence qui favorise une personne et porte préjudice à une autre. Pourtant, la plupart d’entre-nous ont déjà eu l’expérience d’un camarade mis à part par les autres, voire harcelé, sans que l’on place cela au rang de la discrimination. Retrouve-t-on ce phénomène dans les établissements scolaires français à l’étranger ?
Par cette dénomination “d’attributs corporels discrets”, que nous emploierons tout au long de cet article, nous entendons les éléments constitutifs du physique de la personne qui ne sont peu ou pas considérés, socialement, comme des marqueurs de différence. Nous nous sommes penchés sur trois d’entre eux en particulier: la taille, le faciès et le port de lunettes.
Pour cette étude, nous avons décidé de centrer nos recherches au sein du Lycée Descartes à Rabat (Maroc). En effet, malgré le réseau d’écoles de l’AEFE (Agence de l’Enseignement Français à l’Etranger) le plus vaste au monde, nous n’avons trouvé aucune étude sur les inégalités provoquées par les attributs corporels que l’on qualifierait de “discrets” dans les lycées français au Maroc. Cette étude vise avant tout à combler ce vide et apporter une base de données supplémentaire pour réfléchir à ce sujet. Nous avons aussi choisi le Lycée Descartes car notre groupe de recherche est composé d’élèves étudiant dans ce même lycée : ce choix facilite ainsi le recueil de données. Enfin, nous avons voulu nous centrer sur l’âge adolescent car c’est durant cette période que ces inégalités sont les plus visibles : les diverses et rapides transformations du corps mettent en effet en évidence les attitudes envers celui-ci, notamment quand ces attitudes évoluent en même temps que le corps et sont facteurs de différenciation et parfois de discrimination entre les élèves. Dans cette optique, nous nous sommes limités aux classes de la quatrième à la terminale.
Nous chercherons à répondre aux questions suivantes : dans quelle mesure les attributs corporels discrets et apparents, comme la taille ou le port de lunettes, sont-ils facteurs d’inégalités pour les élèves du Lycée Descartes ? De quelles manières les individus concernés perçoivent-ils et vivent-ils les inégalités liées aux attributs corporels discrets ? Pourquoi ces attributs sont-ils discrets ? Quelles sont les perspectives observées depuis l’extérieur ? C’est un élément important à prendre en compte, parce que le ressenti des élèves concernés par ces inégalités est différent du ressenti des non-concernés.
Dans la première partie de cette étude, nous établirons les résultats que nous avons pu tirer de nos recherches, et les constats qui découlent de leur croisement. Nous mettrons en relation la confiance en l’apparence avec le rapport aux autres; l’apparence masculine et féminine avec le processus amoureux; la fréquentation des amis avec le rapport à l’école. Nous ferons aussi état de résultats qualitatifs concernant l’efficacité des campagnes anti-discrimination ainsi que la conception sociale des personnes grandes de taille, petites de taille et porteuses de lunettes.
Dans la seconde partie, nous analyserons ces résultats en les mettant en relation avec le travail d’autres chercheurs et avec d’autres phénomènes sociologiques. Nous commencerons par cerner le statut social de ces inégalités, puis nous mesurerons la part intuitive de leur construction; nous verrons ensuite quel joue rôle le personnel éducatif dans la lutte ou la persistance de ces inégalités; enfin, nous verrons quelles sont les conséquences concrètes de ces inégalités chez les individus.
Pour nos recherches, nous nous inscrivons dans le sillon du travail de Rémi Thibert sur les Discriminations et inégalités à l’école (2014). Rémi Thibert est proviseur adjoint d’un lycée professionnel à Lyon, chargé de recherche à l’Institut français de l’éducation de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon et a déjà mené plusieurs travaux de recherche sur les situations de marginalisation des élèves dans le cadre scolaire. Nous cherchons ainsi à construire une analyse complémentaire en suivant sa perspective sur notre objet. De manière plus précise, nous nous sommes appuyés sur Le Pouvoir des Grands (2006) de Nicolas Herpin pour traiter l’attribut corporel de la taille. Nicolas Herpin est un sociologue et directeur de recherche au CNRS, qui travaille pour un laboratoire, l’OSC (Observatoire Sociologique du Changement), à Sciences Po Paris. Le Pouvoirs des Grands traite, certes, la question de l’impact social de la taille dans sa globalité, ne se restreignant pas à un âge, à une zone géographique ou à une institution sociale en particulier, mais il offre des résultats pouvant appuyer ou confronter les nôtres.
Pour recueillir nos données, nous avons eu recours à plusieurs démarches. La première a consisté à créer un questionnaire en ligne et à le soumettre aux élèves de notre lycée. Nous avons, de cette manière, recueilli 298 réponses. Ces réponses ne sont pas parfaitement représentatives de l’ensemble du lycée – avec un taux de réponse inégal entre garçons et filles (58% de répondantes); ainsi que peu de collégiens répondants (seulement 11% sont en quatrième et 9% en troisième). Elles donnent toutefois déjà une bonne base pour repérer certains éléments et suggérer des analyses pertinentes.
Ces données ont été répertoriées dans un tableur, que nous avons ensuite configuré en tableau croisé dynamique afin de comparer les réponses de différentes catégories d’interrogés, notamment pour voir si elles diffèrent suivant les réponses à d’autres questions. Un problème s’est toutefois posé lors du traitement des données : ayant choisi un questionnaire rapide à remplir pour les élèves, afin de ne pas les décourager par une grande quantité de questions, nous n’avons pas pu, a posteriori, croiser de la manière dont nous le souhaitions tous les éléments de réponse. Certains, comme l’appréciation des matières scolaires, ont été écartés dans le présent article, faute de pouvoir en tirer des conclusions pertinentes. Pour réduire nos lacunes, nous avons complété nos données par un second questionnaire et par des entretiens semi-directifs. Il s’agissait d’obtenir des réponses plus ouvertes pour examiner de façon plus qualitative le ressenti et les représentations suggérées par le premier questionnaire.
Exposition des résultats empiriques
Confiance en l’apparence et rapport aux autres
Les réponses concernant la confiance en l’apparence physique se sont positionnées en moyenne à 6,5 sur une échelle de 1 à 10. 70% des répondants affirment ne pas trouver de gêne à parler avec les autres personnes(Doc 1). Parmi les 30% restants, concernant le(s) motif(s) de cette gêne, 59,5% ressentent une peur du jugement des autres et de n’être pas assez drôles ou intéressants, 25% affirment être timides avec tout le monde, tandis que 45% trouvent que leur présence ou leur avis est indésirable et 35% indiquent recevoir un accueil très négatif de la part de certains élèves, mais être à l’aise avec les autres. Enfin, 27% déclarent ne pas désirer échanger avec les autres. On observe par ailleurs une moyenne dans l’échelle de confiance en soi plus basse pour les personnes n’ayant jamais reçu de compliments sur leur apparence physique. En effet, les répondants concernés n’affichent une moyenne que de 5, soit 1,5 point en dessous de la moyenne générale.
Importance de l’apparence dans le processus amoureux
Nous avons demandé aux élèves de répondre sur la question de l’importance de l’apparence, dans des échelles de 1 à 5, à propos des points suivants : la nuisance des attributs corporels (petite taille, situation de surpoids, peau à imperfections, voix inhabituelle, pilosité importante) dans l’attractivité chez le garçon ; la nuisance de ces mêmes attributs chez la fille ; et l’importance de l’apparence physique dans la construction de relations amoureuses. Concernant la nuisance des attributs, on observe des réponses différentes concernant le garçon et la fille : une médiane des résultats à 3 (nuisance moyenne) pour une taille masculine plus petite que la moyenne, qui descend à 1 (pas de nuisance) pour la taille féminine. Une médiane à 4 (grande nuisance) pour une situation masculine de surpoids, alors que la médiane monte à 5 (très grande nuisance) chez les filles. On observe d’ailleurs que la question concernant le surpoids féminin a obtenu moitié moins de réponses que celle concernant le surpoids masculin. C’est une tendance qui se poursuit pour tous les attributs à l’exception de la taille(Doc 2). Cette question étant facultative, on observe que même sous couvert d’anonymat, les élèves éprouvent une réticence à se positionner concernant les attributs corporels féminins. Concernant les imperfections de la peau et la voix, les réponses suivent la même médiane pour les deux sexes, c’est-à-dire d’environ 2,5 (faible nuisance).
Enfin, que ce soit pour les filles comme pour les garçons, on observe une moyenne similaire de 2,7 (faible nuisance) – peut-être parce-que ce sont des attributs moins chargés en représentations dans la culture des interrogés, et donc moins pensés et identifiés à des critères importants. Concernant enfin les relations amoureuses, on observe une médiane à 3,2 (c’est-à-dire un impact moyen du corps sur la construction des relations amoureuses). Toutefois, on constate un grand écart de réponses entre les deux extrêmes : 10% des répondants pensent que le corps a un rôle décisif dans la construction des relations amoureuses, alors que seulement 2,4 % pensent que celui-ci ne joue au contraire aucun rôle. On observe que la majeure partie de ces 10% sont des filles (21/30, soit 70%) alors que pour les 2,4% le rapport est plus équilibré (4 filles et 3 garçons, soit 57% de filles). On observe peu de différences dans les autres critères relevés – à noter que nous n’avons pas posé la question du milieu social dans le questionnaire.
Impact de la taille et des lunettes : données qualitatives
Concernant les personnes de grande taille, on relève les réponses suivantes du second questionnaire, qualitatif : “Les personnes grandes de tailles attirent plus l’attention que les personnes de petite taille, on les remarque plus et elles prennent plus de place. Donc parfois, quand je suis dans un groupe de grands, je me sens isolée. Je trouve aussi que les activités sportives, surtout en sport au lycée, ne sont pas vraiment adaptées aux personnes de petites tailles. Une personne d’1m50 est notée de la même manière qu’une personne d’1m80 alors que pour des sports comme le volley, le basket ou même l’escalade c’est un avantage d’être grand. Je ne trouve pas ça juste car on n’a pas choisi notre taille” répond une fille en terminale. “Les personnes de grande taille sont souvent valorisées dans le domaine sportif. La taille confère souvent un avantage. Pour ce qui est du groupe d’amis je ne pense pas que cela affecte un quelconque degré de sociabilité.” observe un élève de terminale. “Dans les groupes d’amis presque rien, à l’exception du fait qu’ils paraissent plus « imposants » et donc imposent un peu plus le respect. Pour ce qui est du sport, elles ont tendance à gagner.” relate un élève de seconde. Enfin, une élève en terminale constate un avantage à avoir une grande taille pour certaines activités sportives, comme le basket pour les collégiens. On observe que les inégalités figurées par les élèves sont mineures. Il est toutefois important de souligner, comme le démontre Nicolas Herpin, qu’une répétition et une accumulation quotidienne de ces inégalités mineures conduit à des inégalités considérables.
Concernant la petite taille, 3 répondants affirment ne pas remarquer de différence. Ce ne sont pas les mêmes que pour la question précédente. Pour ceux qui ont répondu affirmativement : “Les personnes de petite taille dans le groupe d’amis, selon moi, sont très souvent appréciées car sont vues comme « mignonnes », mais cela est plus fréquent chez les filles que chez les garçons. Pour ce qui est des activités sportives, être petit peut être désavantageux, si l’on réfléchit à un sport comme le basketball, où la taille confère un avantage non négligeable, comme avantageux, au foot être petit peut permettre d’être plus agile, plus rapide.” observe un élève. “Les personnes de petite taille sont souvent qualifiées de « mignonnes » et sont traitées souvent, pour rigoler, comme des enfants. On est moins crédible quand on est petit et qu’on s’énerve face à une personne plus grande. Dans le sport, je n’y vois aucun avantage à part d’être plus léger en escalade.” indique une fille de terminale. “Dans les groupes d’amis, elles paraissent plus vulnérables , et ont tendance à moins s’imposer. Et dans le sport, je ne remarque rien de spécial, surtout qu’on observe peu de personnes vraiment petites.” constate un autre élève. Un garçon en terminale fait état, lui, d’une discrimination plus grave : “Je n’ai pas personnellement souffert d’être petit. Mais je me souviens d’un ami, en quatrième, qui était régulièrement sujet de blagues de la part de la classe. À l’époque, j’y prenais part en rigolant. Aujourd’hui, avec du recul, je constate que c’était du harcèlement. Léger, mais réel.”
À propos de la tendance pour les personnes portant des lunettes, toutefois, quatre réponses sont négatives et une mitigée. Une seule réponse positive est développée, celle d’un élève en terminale: “Oui pour les activités sportives ils ont souvent besoin de lunettes spéciales pour pas qu’elles se cassent, dans certains cas le porteur de lunettes les enlève”. Un autre élève observe “presque tout le monde en porte.” et ne constate donc pas de différenciation particulière.
Efficacité des campagnes anti-discrimination: données qualitatives
À propos des campagnes anti-discrimination, aucun répondant au questionnaire qualitatif ne reconnaît leur efficacité : “Je ne considère pas qu’elles sont si efficaces que cela, le lycée devrait plus se concentrer sur le sujet de la discrimination au collège. Selon moi, les lycéens sont, pour la plupart, assez matures et conscients du monde qui les entoure, mais aussi bien trop occupés à préparer leurs examens et leurs études post-bac, pour discriminer autour d’eux. Il m’est souvent arrivé d’entendre autour de moi des discours discriminatoires venant de collégiens dans les couloirs, des discours inadmissibles qui n’ont pas lieu d’être. Plus d’une fois, j’ai dû intervenir, parler aux petits et leur faire comprendre le sens de ce qu’ils venaient de dire ou de faire à un de leurs camarades. Sensibiliser à l’anti-discrimination devrait cibler les plus petits, qui ne sont toujours pas conscients de la portée et de l’impact de leurs mots.” pense un élève. “Je pense qu’elles ne sont efficaces que durant le mois de lutte contre le harcèlement. Elles devraient pourtant être mises en avant durant la totalité de l’année scolaire. De plus, je pense que la prise en charge par les adultes est dans certains cas faite superficiellement, ce qui ne supprime pas complètement les discriminations faites envers certains élèves, et ce qui pourrait potentiellement conduire à un harcèlement.” confirme une fille en terminale. “Sur une échelle de 1 à 10 je dirais 4, elles ne vont pas assez loin et ne cherchent pas la source du problème afin de le résoudre, la plupart du temps elles ne font que mettre en garde ou sanctionner.” se désole un garçon en seconde. Les autres réponses tantôt dénoncent un lycée “hypocrite”, tantôt affirment ne pas “remarque[r] de différence”, tantôt se résument à l’évocation de l’inefficacité ou de l’inutilité des mesures.
Fréquentation des amis selon le rapport à l’école
Concernant la fréquence à laquelle les élèves se réunissent avec leurs amis hors cadre scolaire, les élèves qui affirment que l’école renvoie “à du temps passé avec les amis“ sont plus de la moitié (62 sur 109) à les voir de nombreuses fois par mois tandis que 26 les voient une à deux fois par mois, 12 ne les voient qu’une à deux fois par trimestre, et seulement 9 ne les voient qu’une à deux fois par an.
Ce dernier chiffre grimpe à 12 répondants sur 93 pour ceux pour qui l’école est “synonyme de stress”, alors que pour “1 à 2 fois par mois” il atteint 21 répondants. On constate presque moitié moins de répondants à “de nombreuses fois par mois” parmi les élèves pour qui l’école est “synonyme de stress” (37) que pour les élèves pour qui l’école renvoie “à du temps passé avec des amis” (62). Concernant les répondants pour qui l’école renvoie “à de l’ennui”, on ne constate au total que 23 réponses, un chiffre moindre par rapport aux précédents. Parmi eux, 11 voient leurs amis “de nombreuses fois par mois”, 10 “une à deux fois par mois” et 12 “une ou deux fois par trimestre”. Aucune réponse de ces répondants n’a été relevée pour “une/deux fois par an”.
Enfin, il y a 73 répondants pour qui l’école renvoie “à la recherche de la réussite”, dont 26 voient leurs amis “de nombreuses fois par mois”, 18 “une ou deux fois par mois”, 18 “une ou deux fois par trimestre” et 11 “une/deux fois par an”.
Analyse
Statut social des inégalités liées aux attributs corporels discrets
Bien que la majorité des élèves déclarent avoir une bonne confiance en leur apparence, il est important de reconnaître et de se concentrer sur le tiers de répondants qui sont bien en dessous de la moyenne précédemment énoncée. En effet, les établissements scolaires doivent traiter tous leurs élèves avec égalité, ce qui s’applique notamment à l’accès à un bon environnement scolaire. Dans cette perspective, ce n’est pas seulement la majorité des élèves qui est envisagée mais bien leur entièreté. Le statut minoritaire des élèves se disant impactés par leurs attributs corporels discrets pourrait expliquer le statut discret des inégalités qui en découlent. Ce n’est pas parce que les attributs concernés par notre étude ne sont pas considérés aujourd’hui qu’ils n’ont aucune importance dans la vie des individus, bien au contraire. Les violences conjugales n’ont eu un écho public que récemment. Ce n’est pas parce qu’elles étaient sans importance auparavant, mais bien parce qu’on observait un silence des victimes sur ce sujet. Les discriminations concernant les attributs corporels sont déjà inscrites comme délit juridique : cela ne suffit cependant pas à opérer une prise de conscience aux personnes qui en sont victimes, principalement les mineurs – qui ont moins d’expérience et d’autonomie que les adultes, y compris dans l’identification ou le renseignement à propos de ces discriminations.
Des inégalités instinctives ?
Une première illustration de l’impact de ces attributs discrets sur les élèves est la taille. Nous avons obtenu deux résultats : certains répondants avancent que les personnes de petite taille tendraient à être infantilisées ou moins écoutées par les autres tandis que les personnes de grande taille tendraient à avoir plus de facilité à être respectées par les autres et à être plus souvent en position de capitaine dans un groupe. Bien au-delà d’une simple impression de lycéens, ce résultat est mesuré par Nicolas Herpin dans Le Pouvoir des Grands. Sa thèse principale est que la taille corporelle n’est pas simplement une caractéristique physique, mais un attribut social qui influence de manière significative les chances de succès dans la vie. Selon lui, les personnes plus grandes bénéficient d’avantages sociaux et professionnels, qui sont souvent liées à la manière dont on les perçoit. Parmi ces perceptions, Herpin pointe la compétence, la santé et le leadership.
Ce constat s’inscrit dans un phénomène bien plus large : l’effet de halo, étudié depuis plus d’un siècle. C’est, selon Wikipédia, quand “une caractéristique jugée positive à propos d’une personne ou d’un groupe de personnes a tendance à rendre plus positives les autres caractéristiques de cette personne, même sans les connaître (et inversement pour une caractéristique négative)”. L’effet de halo concerne principalement l’apparence physique : c’est en effet la première chose que l’on voit chez un individu, et elle détermine donc généralement la première impression qu’on se fait de lui. C’est un phénomène largement inconscient. Des chroniqueurs politiques observent que la popularité de certains dirigeants politiques est souvent influencée par ce biais. Elle repose, dans ce cas, plus sur des compétences supposées que sur des compétences réelles. Le chercheur en psychologie Alexander Todorov mène à ce sujet l’expérience suivante : il montre à des personnes le portrait de candidats s’étant réellement affrontés lors d’élections et leur demande, sur seule base du visage, de désigner celui qui leur semble le plus compétent. Or, les candidats les plus choisis par les participants de l’expérience correspondent, en moyenne, à ceux qui ont gagné les élections. Todorov dégage ensuite, sous la forme d’une échelle scientifique, des modèles de visage correspondant aux différents degrés d’appréciation des personnes. Ainsi, ce biais cognitif, qui se construit dans l’ordre de la fraction de seconde et de façon instinctive, est une source de discrimination entre les élèves. Comme toute discrimination, son impact peut varier ; et si pour la majorité des élèves être “petit de taille” ou “laid” peut se limiter à de rares désagréments de temps en temps, pour d’autres cela peut être un élément d’exclusion voire de harcèlement. L’effet de halo peut malgré tout être contré par une réflexion rationnelle sur les compétences réelles de la personne. Ainsi, la façon la plus simple de limiter son impact discriminatoire dans le milieu scolaire est de sensibiliser les élèves. Cela est faisable par l’intervention directe dans les classes d’anciens élèves victimes, témoins ou acteurs de harcèlement; ou à défaut, la réalisation d’un court-métrage regroupant ces témoignages – qui devrait être, pour avoir un réel impact, non seulement mis à disposition des élèves mais aussi présenté dans les salles de classe, notamment en cours d’EMC et/ou de Vie de Classe.
Le rôle du personnel éducatif
Force est de constater, cependant, que les élèves interrogés jugent que le Lycée Descartes ne donne pas suffisamment de place à la lutte contre le harcèlement. Il est d’ailleurs important de noter que la question abordée portait sur la discrimination en général, et non exclusivement sur les attributs corporels discrets. Si même concernant les discriminations les plus présentes dans la mentalité publique les mesures du lycée sont jugées insuffisantes, alors ces mesures risquent d’être encore plus insuffisantes pour les discriminations dues aux attributs corporels discrets, qui figurent dans les dernières discriminations auxquelles on pense couramment. Il faudrait donc, au contraire, une attention particulière de la part du lycée pour que ces discriminations cachées puissent être mises en lumière.
Bien au-delà de la relation entre les élèves, il faut garder à l’esprit que les discriminations que nous venons d’énoncer concernent aussi les professeurs, notamment par l’effet Pygmalion. Cet autre phénomène, qui rejoint l’effet de halo, consiste en “une amélioration des performances d’un sujet, en fonction du degré de croyance en sa réussite venant d’une autorité ou de son environnement” (Wikipédia). Il a été testé dans le domaine scolaire par Rosenthal et Jacobson, par la divulgation à une professeure de faux tests de Q.I. concernant ses élèves. Ils montrent que les 20% d’élèves qui ont été présentés comme surévalués ont amélioré leurs performances aux tests d’intelligence : “en pensant que quelqu’un possède une caractéristique, nous changeons notre propre attitude vis-à-vis de cette personne, et l’influençons de telle sorte qu’elle va effectivement acquérir cette caractéristique ou l’exprimer de façon plus flagrante” résume l’article de l’encyclopédie. Nous pouvons le relier à ce que constatent nos répondants : les grands de taille sont meilleurs dans certains sports, comme le volley, le basket ou encore l’escalade. Certes, la taille est physiquement un avantage pour les exigences de ses sports. Mais de ce constat immuable ne découlerait-il pas une attitude particulière du personnel éducatif ? Ceux-ci, conscients de la meilleure réussite des plus grands, ne miseraient-ils pas leurs efforts prioritairement sur eux au détriment des autres ? Nous ne développerons pas cette réflexion, faute d’éléments concrets pour l’étayer, mais il s’agit d’une question intéressante à soulever. Pour aller plus loin, Nicolas Herpin souligne dans son livre que, dans la vie professionnelle, le salaire tend à augmenter avec la taille, en raison de meilleures attentes des employeurs envers les “grands”. Ainsi, si dans la vie professionnelle, les personnes plus grandes ont tendance à bénéficier d’un salaire plus élevé en raison des meilleures attentes des employeurs envers elles, cela peut également avoir des répercussions sur le traitement des élèves à l’école. En effet, si les attentes sociales sont plus élevées envers les individus plus grands, cela peut se refléter dans le comportement des enseignants et des pairs à l’école. Par exemple, les élèves plus grands pourraient être inconsciemment favorisés ou encouragés davantage dans leurs études et leurs activités, tandis que les élèves de plus petite taille pourraient être sous-estimés ou ignorés. Cette dynamique peut contribuer à des inégalités dans le traitement des élèves en fonction de leur taille ou d’autres attributs physiques, ce qui peut à son tour influencer leur réussite scolaire et leur bien-être général à l’école.
Conséquences
Quelles sont les conséquences de ces inégalités corporelles ? La corrélation entre la confiance en son apparence et le rapport aux autres élèves n’est pas anodine et avance déjà un danger : l’isolement social. Les élèves pour qui l’école est synonyme de stress sont ceux qui voient le moins leurs amis: ⅓ d’entre-eux répondent “une à deux fois par trimestre”, 11% “une à deux fois par an”. Ensuite, quand ces inégalités de confiance en soi et de rapport aux autres persistent, elles peuvent également avoir des répercussions à long terme sur le développement personnel et académique des élèves. Ces difficultés peuvent compromettre leur concentration en classe, leur motivation à réussir et leur engagement dans les activités parascolaires, ce qui peut finalement affecter leurs résultats scolaires et leurs perspectives d’avenir. De plus, les élèves qui se sentent stigmatisés ou discriminés en raison de leur apparence physique peuvent avoir du mal à établir des relations saines avec leurs pairs et à développer des compétences sociales essentielles pour leur vie future.
Au terme de cette étude, quatre points clés émergent. D’abord, les inégalités dues aux attributs corporels discrets sont peu perçues en société; non pas parce-qu’elles n’existent pas mais parce qu’il leur manque un travail de reconnaissance plus important. Deuxièmement, ces inégalités sont discrètes parce qu’elles concernent seulement une minorité d’élèves, parce qu’elles sont banalisées – y compris par les victimes – faute de ce travail de reconnaissance, et parce qu’elles sont éclipsées par d’autres inégalités plus reconnues en société et donc privilégiées dans les luttes contre le harcèlement. Par ailleurs, ces inégalités ont un impact important sur la sociabilité et la réussite scolaire des élèves qui y sont soumis, notamment quand elles sont répétées quotidiennement. Enfin, le ressenti relevé chez les élèves est que les mesures anti-discriminatoires prises au sein de leur lycée ne sont pas suffisantes – même celles menées contre les discriminations de premier plan. Ce qui s’observe pour le Lycée Descartes de Rabat concerne tout autant les autres lycées français, à l’étranger comme en métropole, et rappelle la responsabilité particulière du corps enseignant dans l’éducation contre les pratiques discriminatoires.
Bibliographie et sitographie
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Oosterhof, Nikolaas N. et Alexander Todorov (2008). The functional basis of face evaluation. Proceedings of The National Academy of Sciences, 105 (32), 11087-11092.
Péquignot H. Rosenthal (Robert), Jacobson (Lenore). Pygmalion in the classroom. Teacher expectation and pupils intellectuel development. (Pygmalion dans la classe. L’attente du maître et le développement intellectuel des élèves). In: Revue française de pédagogie, volume 7, 1969. pp. 70-72.
Thibert Rémi, “Représentations et enjeux du travail personnel de l’élève”. Dossier de veille de l’IFÉ, n° 111, juin. Lyon, 2016
Thibert Rémi (2014, 17 février). Discriminations et inégalités à l’école. Édupass. Consulté le 13 mai 2024, à l’adresse https://doi.org/10.58079/o3bl
Victorovitch Clément, https://youtu.be/H0t4Q6PXoow?feature=shared&t=307
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